L’entrevue avec le chef de rédaction
[Ce signe indique mon discours intérieur et les descriptions diverses]
Lui : ’’ - Bon, parlez-moi de vous.
Moi : - Je suis en licence TAIS, Techniques et Activités de l’Image et du Son, et j..
Il me coupe : - …et vous apprenez quoi ?
Moi : - On nous forme sur un peu de tout, marketing, droit, techniques de film, prises de son, montage,
anglais, codage, comptabi..
Il me coupe encore une fois : - …Un peu de tout, donc rien correctement.
Moi : [ça commence bien..]
Lui : - Vous connaissez Pascal Lino ?
Moi : - [Bon c’est quoi cette question ?] Non.
Lui : - [Il pince les lèvres comme si c’était une faute grave] C’est un coureur cycliste. Il a vécu dans votre
village. C’est pour ça que votre CV a attiré mon attention. Je suis un grand fan de cyclisme.
Moi : - [faisant semblant d’être intéressée car j’ai vraiment besoin de ce stage] Ah oui ? Il a gagné
beaucoup de courses ?
Lui : - Elle me demande s’il a gagné beaucoup de courses…
Moi : - [J’ai hâte de sortir d’ici] Désolée, je ne connais pas Bernard Hineault.
Lui : - C’est PASCAL LINO !
Moi : - Pardon.
Lui : - Bon, et vous avez déjà tenu une caméra ? Vous savez comment ça marche ? Parce que pas moi,
j’ai jamais touché ça.
Moi : - Oui, j’ai des dizaines de clips et DVD à mon actif. Vous voulez les voir ?
Lui : - Non.
Moi : - [silence]
Lui : - Et c’est de bonne qualité ?
Moi : - Les clients étaient contents.
Lui : - Parce que les meilleurs stagiaires, on les garde comme pigistes !
Moi : - [Pigiste : Nom masculin ou féminin caractérisant un statut précaire de journaliste qui tente de
vendre ses reportages mais qui a un autre travail pour boucler ses fins de mois.] Ah.
Lui : - Bon ce sera tout pour moi. Merci.
Moi : - Merci, bonne journée [Bon, faut que je recommence à postuler, il me faut absolument un stage
pour valider mon diplôme].
Lui : - Vous commencez lundi.‘’
Le stage
(*La majorité des prénoms a été changée)
Premier jour de stage, réunion de la rédaction. Intérieur jour, les gens autour de la table lisent le journal local.
‘’ - Bon, qu’est ce qu’on a ce matin ?’ demande le chef de rédaction.
Dès le début de la réunion, je découvre que le JT du soir est en fait une version vidéo des articles de presse du journal local paru le matin. Journal qui finance la chaîne à hauteur de 12%.
Un article sur ceci, un article sur cela. Tiens, un homme qui dort dans sa voiture depuis une semaine devant le tribunal pour contester la décision de lui retirer la garde de son enfant.
- OK Karine*, c’est pour toi, décide le chef de rédaction. Qui veut aller avec Karine ? demande-t- il.
Je me porte volontaire.
- T’as de la chance Karine, lance un autre journaliste, tu ne porteras pas le matériel aujourd’hui ! C’est bien d’avoir des stagiaires !
Tout le monde éclate de rire. Je me tais et je souris. C’est mon premier jour et il faut que je me fonde dans la masse.
Heureusement il y a Pierre-Luc*, un autre stagiaire. Il a quelques années de plus que moi et étudie pour être directeur d’une maison de retraite. Au moins ils ont pris des stagiaires de tous horizons. Il perçoit mon désarroi et me lance un regard compatissant. Dommage qu’il parte vendredi.
Karine me montre où sont les batteries et le pied pour la caméra. Les batteries sont en charge en permanence, même quand elles ne sont pas vides.
- Je ne pense pas que ce soit très bon pour le matériel, lui dis-je timidement.
Je prends le risque de passer pour une idiote, mais je ne peux pas m’en empêcher. N’importe qui prenant soin de son matériel le sait.
- On s’en fout, me répond Karine.
Bon. Je charge le matériel dans la voiture et on arrive devant le tribunal. Une voiture semble stationnée depuis longtemps. Aux vitres, des affiches pour expliquer la situation.
Le monsieur est à côté, il nous attend. J’aide la journaliste à installer et à régler la caméra. Elle m’explique vite fait la ‘’balance des blancs’’ puis passe environ 30 minutes avec l’homme, griffonne sur son calepin et prend quelques images. J’écoute son témoignage d’une oreille mais j’observe les alentours et leur non-verbal. Il fait froid. Même en Bretagne, dormir dans son auto en février n’est pas agréable. Le monsieur semble épuisé et profondément triste. J’ai hâte de voir le reportage ce soir.
Ce soir-là, le reportage commence par ‘’Ça devient une habitude…’’ D’un ton méprisant, Karine a arrangé l’histoire à sa manière. Elle fait passer l’homme pour un pauvre type qui a perdu la garde de son enfant parce que c’était un mauvais père et qu’il tente tout pour retrouver son honneur, en copiant la méthode utilisée par un autre homme quelques semaines avant. Je suis sidérée. C’est ça l’objectivité des journalistes ? Je me dis que vu qu’il dort dans sa voiture encore ce soir, au moins il ne verra pas le reportage.
Voyant mes yeux grand ouverts, Victor* le journaliste sportif m’explique :
- Y’a peut-être une histoire d’abus sexuel là-dessous, faut qu’on fasse gaffe avec ce type de sujet.
Je hoche la tête. ‘’Ne dis rien’’ sera ce que je vais me répéter pendant tout mon stage.
Un peu plus tard, d’autres stagiaires me rejoignent. Marc* me fait mourir de rire tous les jours, ça détend cette atmosphère méprisante. Lui, il s’en fiche d’être là. Le métier de journaliste ne l’intéresse pas, il a juste besoin d’un stage pour dire qu’il en a fait un. Nonchalant, sa sonnerie de téléphone est un bruit de pet qu’il laisse volontairement en mode sonnerie. Après 2 semaines à porter le matériel, on nous accorde le droit de ‘’voler de nos propres ailes’’ : On nous envoie filmer des expositions. ‘’Filmer’’, c’est un bien grand mot : Des plans fixes, et pour le commentaire audio on prend le dépliant à l’entrée et on bidouille un texte qui sera lu par un ''vrai journaliste''. C’est mieux que rien.
J’échange avec Marc sur ce qu’il pense de cette chaîne de télévision. Visiblement on a le même avis, Marc est juste plus cru dans ses propos.
On arrive à la fin de la semaine. Pierre-Luc s’en va. Il a amené une boite de chocolats. Apparemment c’est la tradition.
- Ça sent le stagiaire qui s’en va ! blatère un des journalistes.
- T’en va pas, supplie-je mon collègue bienveillant.
- T’inquiète pas, y’a Marc, me répond-il pour me rassurer.
Un jour, tous les journalistes sont en déplacement. La rédaction vient d’apprendre le transfert d’un joueur connu dans le club de football local. Le foot, c’est LA passion du chef de rédaction et de Victor le journaliste sportif. Aucun des deux n’a jamais touché une caméra de sa vie d’où l’urgence d’avoir un caméraman avec lui. Ça tombe sur moi.
- Oh put***, me dit Marc, j’aimerais pas être à ta place..
Si je me plante, ils me virent, c’est sûr. Je pense qu’ils m’ont choisie parce que j’ai dit qu’Yvan*, joueur très connu à l’époque, est mon cousin éloigné. Christophe*, son père, est l’ancien entraîneur dudit club.
Victor m’embarque avec lui. Au moins lui il est gentil. Il m’explique brièvement que le joueur est une nouvelle acquisition du club, qu’ ‘’on’’ va le filmer à l’entraînement et qu’il y a une conférence de presse après pendant laquelle ‘’on’’ va aussi prendre des images.
On arrive sur place. C’est le numéro 9, Victor me dit de filmer ses passements de jambes et des plans plus éloignés pour le voir interagir avec les autres joueurs. Je suis dans un tel état de stress que je m’exécute comme un robot. Plus tard à la conférence de presse, une autre équipe de la chaîne nous rejoint. C’est eux qui vont filmer l’interview. Moi je ne sers plus à rien.
Les dirigeants du club sont installés à une table truffée de micros et les journalistes braquent leurs caméras sur ces têtes grises. Le 9 est assis sur une table à l’écart, il a l’air de s’ennuyer un peu en attendant la présentation officielle de son maillot. J’en profite pour faire des images supplémentaires de l’humain, pas du joueur. Gros plan sur son regard, ses jambes qui battent dans le vide, un plan un peu plus éloigné de son visage. Son tour arrive. Il se lève, présente son maillot aux caméras aux côtés des dirigeants mais semble toujours aussi ennuyé malgré un sourire forcé.
C’est fini, on remballe.
J’ai hâte de voir le reportage ce soir.
Comme chaque soir, le plateau est en effervescence. Les stagiaires et les journalistes sont à l’étage et regardent le JT sur une petite télé mais séparément.
Ce soir-là, l’animatrice du JT parle du transfert du joueur. Mon cœur palpite. Elle annonce l’arrivée du reportage :
- Un reportage de Victor Jeremy.
Tous les stagiaires me regardent ébahis.
- Ah les c*******, laisse échapper Marc dans son langage fleuri habituel.
- C’est dégueulasse, lâche une jeune stagiaire nouvellement arrivée.
- Je ne suis même pas étonnée, réponds-je tentant de garder la face.
Je constate pourtant qu’ils ont mis mes quelques images de l’humain numéro 9 pendant la conférence de presse. C’est au moins ça.
Quelques jours après, un journaliste devient gentil avec moi. Thomas* tourne un magazine hebdomadaire. Je lui demande si je peux me joindre à lui pour des prises de vue et il accepte avec plaisir. Dans les bureaux, Thomas est comme un mentor. Il m’apprend plein de techniques en prise de vue, du vocabulaire d’audiovisuel mais aussi des trucs pour les prises de son. J’apprends enfin quelque chose dans un contexte qui n'est pas désagréable
Mon enthousiasme est de courte durée. Dès la première sortie et en route vers le lieu du tournage, ses remarques déplacées me mettent mal à l’aise. Au détour de conversations ordinaires il me fait des propositions indécentes.
- Y’a un hôtel là, si tu veux on s’arrête.
J’ignore ses remarques et je pense à sa femme et ses 3 enfants. Qu’est ce qu’ils penseraient de lui ? Une autre fois, on passe devant une église.
Je sors une blague pour changer de sujet :
- Heureusement que j’ai pas besoin de rentrer dans l’église, je me ferais foudroyer.
D’un ton tout naturel, il répond :
- Ah ben comme ça tu seras toute chaude.
Pas de bol pour moi, le seul journaliste qui me prend sous son aile est un gros dégueulasse. En plus il sait que j’ai un copain mais visiblement ce statut de femme en couple ne le dérange pas. Je lui laisse une dernière chance et repars une journée avec lui. Ce soir-là on rentre plus tard que prévu et on croise un autre journaliste qui lui dit :
- Thomas, on ne baise pas avec les stagiaires !
Thomas sourit sans rien répondre. Quand je pense que c’est l’anniversaire de son petit dernier, qu’il y a dans le coffre de la voiture le petit vélo qu’il lui a acheté.. C’est la fois de trop.
J’écris à mon université, prétexte de vouloir diversifier mon stage et propose de le diviser en 2. Moitié dans la chaîne de télé, moitié dans l’association de mon meilleur ami qui va m’apprendre la programmation-conception de site web-tournage dans les festivals. L’université donne son accord, plus que 4 semaines à endurer ces êtres abjects. Si je pouvais, je l'écourterais tout de suite, mais je devrais donner des explications à l'université sans savoir dans quoi je m'embarque. La voix d'une étudiante stagiaire contre celle de toute une chaîne de télé, c'est David contre Goliath sauf que contrairement à David, je suis sûre de perdre.
Visiblement, j’ai dû faire quand même bonne impression parce qu’on me confie la voix off (le commentaire audio) du bulletin météo dont personne ne veut se charger. J’en profite pour ajouter du contenu, quelques citations en Breton, avec l’enthousiasme du chef de rédaction. Finalement il m’accorde un peu de valeur pour autre chose que le cyclisme qui, je le rappelle, m’intéresse autant que la pigmentation des doryphores en milieu humide.
Karine me donne enfin un signe de non-mépris :
- Si tu veux faire une bonne voix off, tu parles comme dans Groland mais en moins exagéré.
Merci Karine, c’est vrai que c’est un bon truc pour utiliser ce ton journalistique.
Un jour, je descends voir Marie* qui s’occupe de l’animation graphique du bulletin (les nuages, les averses, le soleil etc.). Elle est en larmes et arrive à peine à parler. Je lui dis que si elle a besoin de parler je suis là, et que si elle veut je peux revenir plus tard. Elle acquiesce et monte plus tard dans la journée me donner la cassette.
Je lui demande :
- Ça va mieux ?
Elle acquiesce encore sans rien répondre.
On me propose aussi d’être derrière la mobylette pour cadrer le JT. La mobylette, c’est le type de caméra sur pied avec 2 manettes. Une pour le zoom et une pour la mise au point. Je suis sur un petit nuage. Avoir une caméra sur l’épaule ou ses manettes dans les mains, sur un plateau télé ou en extérieur, c’est un sentiment extraordinaire. J’ai enfin trouvé ma voie, j’en suis sûre. Je veux être journaliste.
Ma bonne volonté m’autorise enfin à suggérer des idées. Je propose un reportage qui est accepté et pars pleine d’entrain vers ma destination. Patrick* le stagiaire Brestois vient avec moi pour la prise de son. On fait les prises de vue, les interviews et on rentre au bureau. Je propose d’en faire aussi le montage.
- Mais elle sait tout faire cette petite ! s’exclame Victor.
Ils acceptent et je me mets à l’œuvre. Le clavier est coloré, les touches de couleur indiquant les raccourcis pour faciliter les commandes. Je commence le derushage que je fais en même temps que le montage. Je me souviens de tous les plans et de toutes les entrevues ce qui me fait gagner un temps fou. C’est du moins ce que je crois. Karine passe devant le bureau.
- Qu’est ce que tu fais ? me demande-elle. Son intérêt me surprend. Il y a anguille sous roche.
- Je derush et je monte en même temps, lui réponds-je.
- C’est pas comme ça qu’on fait, rétorque-t- elle sèchement.
Je me défends : - Ça prend moitié moins de temps, je connais tous les plans par cœur, pas bes..
Elle me coupe : - C’est bon arrête, je m’en occupe. D'un geste de la main, elle me fait signe de quitter la pièce.
Je me lève, résignée, et j’abandonne mon reportage. Elle croit bon d’ajouter :
- Vous les stagiaires, vous pensez que vous savez monter mais vous ne savez pas monter.
Ce jour-là je fais une croix sur cette carrière. J’ai beau avoir trouvé ma voie et ma passion, c’est ''La cerise sur le cageot'', comme dirait Coluche. Aussi passionnant soit-il, je ne travaillerai pas dans ce domaine, les gens sont infects.
Ce soir-là, mon reportage passe au JT. Comme d’habitude, stagiaires et journalistes le regardent séparément mais dans le même espace à aire ouverte.
- C’est quoi ce cadrage de merde ?’’ lâche Victor.
De la part d’un homme qui n’a jamais tenu une caméra de sa vie, je n’y accorde que peu d’importance.
- Le son est pourri, ajoute un autre journaliste.
Patrick et moi nous regardons, on pince les lèvres, on esquisse un sourire et on secoue la tête. Évidemment on a entendu, on est dans la même pièce.
Marc nous dit :
- Les écoutez pas, c’est des nases. Il est vachement bien votre reportage.
- Ouais il est super ! renchérit la jeune stagiaire.
Marcelle*, la réalisatrice du JT, me fait une copie de mon premier reportage sur USB. C'est un souvenir semi-amer. Je vais recontacter mon université pour écourter ce stage encore plus. Les conditions sont dégradantes et insupportables. Je trouverai bien une excuse pour justifier ma décision.
Je décide de prendre une journée pour réfléchir à la façon dont je vais formuler mon courriel. Entre temps, enfin un rayon de soleil. Valérie débarque avec sa bonne humeur. Dès les premières secondes je vois que c’est une bonne personne. Je lui demande si elle peut m’emmener aussi souvent que possible avec elle, en espérant qu'elle ne me fera pas d'avances ou de remarques déplacées comme son collègue. Elle accepte, me prend sous son aile et m’implique dans toute ses tâches : Je tiens le micro, je règle la caméra, elle me laisse même faire des
prises de vue pour ses reportages. Je ne lui parle pas de ce qui se passe réellement pendant mon stage car je veux mettre à profit chaque sortie avec elle. Pendant les trajets on parle de tout et de rien. Je lui fais part de mon projet Canadien. On est sur la même longueur d’ondes.
- J’ai étudié à l’UQAM, me dit-elle.
Le contraste est tellement saisissant entre elle et les autres que Valérie apparaît dans cette chaîne de télé comme une belle rose qui aurait poussé sur un tas de fumier. Je prends la décision de rester les 3 dernières semaines et de ne pas envoyer pas ce courriel à mon université. Déjà écourté de moitié, ces semaines se passeront bien si je reste aux côtés de Valérie.
Mon stage se termine enfin. Parée de ma boite de chocolats, je débarque le dernier vendredi avec un large sourire.
- On dirait que tu es contente de partir, me lance un journaliste.
Les mots se bousculent dans mon esprit, je voudrais tellement leur dire le fond de ma pensée, mais je reste silencieuse parce que le chef de rédaction doit signer des documents qui me concernent et la validation de mon diplôme en dépend en partie.
- Y’en a qui ont de la chance, lâche Marc qui a tout aussi envie de partir.
Je me permets enfin d’emprunter son langage fleuri, c’est le dernier jour après tout :
- Put*** c’est pas trop tôt, bon courage à vous ! ’’
A la fin de la journée, je quitte la chaîne avec un sentiment mitigé. Ravie d’en avoir appris et fait autant, avec un petit pincement au cœur parce que je ne reverrai plus Valérie, mais soulagée de ne plus être au contact quotidien de ces ignobles personnages.